Manoeuvres

Comprendre le réglage d’une grand-voile à corne

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Les avantages de la grand-voile à corne sont finalement peu connus. On imaginerait volontiers qu’il s’agit de maximiser la surface de la voile quand la jauge limite la hauteur du mât. Mais ça, c’est plutôt le rond de chute… La corne, c’est encore une autre histoire.

Le vent étant nettement plus fort quand on s’élève à quelques mètres – a fortiori à quelques dizaines de mètres – au-dessus de la surface de l’eau, il est avantageux d’exploiter ce gradient de vitesse du vent réel en augmentant la surface dans le haut de la voile, et sans pour autant augmenter exagérément la hauteur du mât (laquelle peut bien sûr être limitée par la jauge). D’autant que, le vent réel étant plus fort qu’à la hauteur de la bordure, l’angle du vent apparent est aussi plus grand [1]. D’où, aux allures serrées, une composante propulsive plus forte et une composante de dérive plus faible. En bref, la force vélique est à la fois plus grande, et mieux orientée (plus vers l’avant, moins sur sur le côté).

Il s’agit d’exploiter le vent plus fort en tête de mât et de mieux contrôler le vrillage de la voile.

Avec la corne, il ne s’agit pas d’augmenter la surface de la grand-voile – le résultat peut même être inverse, nous précise Hugues Destremau, coordinateur du bureau d’études de North Sails France. En fait, il s’agit avant tout d’obtenir un réglage plus régulier, plus homogène et plus efficace, en particulier du côté de la chute, avec un vrillage plus optimal, surtout en haut de la voile (ce qui est particulièrement important puisque le vent est plus fort là-haut). Mais à hauteur de guindant égale, par rapport à une voile ronde, la surface peut être inférieure, vu que le but du jeu consiste à limiter le rond de chute. Car en fait, c’est le rond de chute qui posait problème. La corne permet de limiter celui-ci sans (trop) perdre en surface, et en maintenant un centre de voilure très haut – et même, encore plus haut.

« Avant les cornes, on avait beaucoup de rond de chute ; du coup, quand on choquait, on ouvrait la chute en son milieu et pas tellement en haut, ce qui n’était pas idéal en terme de rendement : la voile n’était pas assez vrillée en haut. Avec les cornes, on a quasiment une ligne droite entre le point d’écoute et la pointe de la corne, il reste juste un très léger rond de chute. Cela permet de border mieux [ndlr : en fermant bien la chute sur toute la hauteur], ce qui est très important en multicoque ; et surtout, quand on choque, la chute s’ouvre davantage, en haut, qu’elle ne le ferait avec une voile ronde, ce qui permet d’avoir un vrillage idéal, de mieux réguler la puissance et le couple de gîte ou d’enfournement.

Par ailleurs on s’est aperçu qu’il n’y avait pas des efforts si énormes sur la latte de corne, même s’il faut faire attention à sa raideur. Et comme il n’y a presque plus de rond de chute, les autres lattes sont moins sollicitées. D’ailleurs on voit qu’ils y viennent aussi sur les catas de la Coupe. Au début, quand on a expérimenté le truc, on s’est aperçu qu’au près, le gain était nul par rapport à des voiles rondes ; c’est quand on abat que c’est payant. »

Chavirage du trimaran Banque Populaire IV, Grand Prix de Nice, 2006. ©Yvan Zedda

Tout cela semble assez logique : au près serré, les directions du vent réel et du vent vitesse sont assez proches, le gradient de direction du vent apparent est plus faible et la voile a moins besoin d’être vrillée ; alors qu’au reaching, les directions du vent réel et du vent-vitesse sont plus éloignées, donc un vrillage optimal est très important.

Une grand-voile à corne se distingue par un centre de voilure plus haut que sur une grand-voile ronde.

Il faut donc savoir ne pas aller trop loin et ne pas faire une corne trop longue ; rien ne sert en effet d’avoir de la puissance avec un centre de voilure très haut (permettant de mieux exploiter le gradient de vitesse du vent réel), et de la finesse avec une voile plus allongée [2], si cela fait dériver/gîter/chavirer/enfourner/sancir le bateau (surtout en multicoque). Il y a évidemment un compromis (subtil) à trouver entre la puissance, la finesse apportée par l’allongement et l’augmentation du couple de chavirage/enfournement liée à la position plus élevée du centre de voilure.

« Cela fait tout de même plus de surface en haut, note ainsi Hugues Destremau, donc il faut faire un peu attention, surtout en multicoque ; le risque c’est bien sûr d’enfourner au portant, comme dans les livres… »

Les cornes ont un profil défavorable qui engendre une forte trainée.

La corne pose un autre problème : d’un côté, comme nous l’avons dit, on arrive à obtenir un vrillage optimal sur toute la hauteur, et en particulier en haut, là où c’est le plus important ; mais d’un autre côté, le réglage du profil tout en haut de la voile est assez délicat. En bref, si l’on examine les profils en haut de la voile, la corne est intéressante en terme d’angle d’ouverture, donc d’incidence [3], mais la question du volume est plus ardue. La corne étant tenue par une (ou deux) latte(s) oblique(s) et non horizontale(s), la partie haute de la voile (au-dessus de la corne) a en effet du mal à adopter un profil convenable. Car le bord supérieur (horizontal) de la voile, entre la pointe de la corne et la têtière, a tendance à former un profil un peu trop droit, le tissu étant excessivement tendu par la latte oblique. Ce qui peut générer une traînée excessive si l’on fait une corne trop longue.

C’est là que Michel Fortin, architecte et constructeur des trimarans Tancrède, entre en scène :

« On m’a confirmé que les cornes généraient beaucoup de traînée. Et je me suis dit : ce n’est pas qu’il y a trop de traînée, c’est surtout qu’il n’y a pas assez de portance ; c’est qu’il y a de la traînée qui n’est pas assez compensée par de la portance ; en donnant de la courbure au bord supérieur de la voile, en améliorant ainsi le profil, on retrouvera de la portance ».

De la portance, et donc une force vélique plus importante : supérieure en valeur absolue, et davantage orientée vers l’avant, donc avec une composante propulsive bien plus forte. Car si l’on passe effectivement d’un profil complètement droit à un profil courbe, on arrive à gagner de la portance sans augmenter pour autant la traînée, un profil courbe ayant une meilleure finesse (rapport portance/traînée), à incidence égale et dès lors que l’on s’éloigne de la direction de l’écoulement, qu’un profil parfaitement droit.

Le profil de la voile est le nerf de la guerre pour gagner de la puissance tout en minimisant la traînée.

Ce « fondu de multicoque », ainsi qu’il se définit lui-même [4], a imaginé une solution consistant à frapper sur le boîtier de latte de la corne, côté chute, une sorte d’écoute revenant sur l’anneau du point de drisse. Il suffit alors de border cette « écoute » pour que le bord supérieur (horizontal) de la voile adopte un profil courbe plus efficace. La manœuvre revient au pied de mât (et éventuellement au cockpit) le long du guindant.

Michel estime que cette « Fortin Head Line » contribue à mieux tenir la chute [5], ce qui est utile avec des voiles de croisière ne faisant pas appel à des tissus haut de gamme type aramide, polyéthylène (type Spectra ou Dyneema), carbone, Vectran etc.. D’un autre côté on pourrait craindre que le dispositif ait tendance à fermer un peu la chute en perturbant le vrillage de la grand-voile (i. e. en refermant un peu le haut de la voile). Michel pense toutefois que la direction de la corde, et donc l’incidence du profil, reste plus ou moins la même, et que seul le creux est modifié.

Accessoirement, le bout qui redescend au pied de mât peut être une aide assez précieuse pour l’affalage. Une enveloppe Soleau a été déposée à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) au mois de mars 2013.

La « Fortin Head Line » donne du creux au bord supérieur de la grand-voile à corne.

Qu’en pense-t-on chez North ? Hugues Destremau s’est bien gardé de s’enthousiasmer comme de nier l’intérêt de la chose.

« C’est sûr que dans l’absolu, il est intéressant de pouvoir adapter le réglage en fonction des conditions de vent : on aurait une corne plus plate dans la brise, et on lui donnerait plus de volume dans le petit temps ; mais dans la pratique, sur des bateaux de large type IMOCA, on essaie surtout de trouver un compromis qui soit efficace dans toutes les conditions de vent ; les skippers des 60 pieds ont déjà beaucoup à faire, j’imagine assez mal qu’ils veuillent ajouter un réglage de corne. »

Et chez Incidences, on en pense quoi ? C’est Charlie Pinot, dessinateur à La Rochelle, qui nous a répondu. Il semblait un peu plus circonspect, semblant affirmer qu’il existe déjà un dispositif offrant plus ou moins les mêmes possibilités.

« De notre côté, pour ajuster les profils au niveau de la corne, on utilise plutôt un système permettant de régler la distance entre la têtière et le mât – en fait, c’est un peu comme si on réglait le mât. Ce réglage ne peut pas se faire avec la voile établie, mais ça marche pas mal. »

Michel Fortin n’y croit pas trop… Et en tout cas, son idée semble assez neuve et intéressante, surtout pour le petit temps bien sûr. Sans doute un peu compliqué pour la croisière, car cela fait un (très) long bout en plus… mais le gain de puissance dans les petits airs pourrait s’avérer déterminant pour la régate. Affaire à suivre !

[1] Le vent apparent étant la combinaison du vent réel et du vent-vitesse ; c’est pourquoi la voile doit être vrillée à toutes les allures sauf au portant.

[2] L’allongement (rapport guindant/bordure) permet de gagner sur le rapport portance/traînée (finesse) ; songez aux ailes interminables des planeurs, dont la corde est très courte.

[3] L’angle d’ouverture est l’angle formé par la corde du profil de la voile et l’axe de carène du bateau. L’angle d’incidence (ou « incidence » tout court) est l’angle formé par la corde du profil et la direction de l’écoulement du flux. L’incidence dépend à la fois du « braquage » de la voile (terme utilisé dans l’ouvrage de référence de Bertrand Chéret Les voiles – Comprendre, régler, optimiser), i. e. de l’orientation que donne le régleur au niveau de l’axe point d’amure-point d’écoute, et du vrillage de la voile.

[4] On lui doit par exemple le trimaran course-croisière « Normanni », essayé dans notre numéro 75 de mars 2002, ou encore le Foiler T680, qui avait défrayé la chronique au milieu des années quatre-vingt (il était aussi large que long, avec des flotteurs très courts équipés de grands foils, et il marchait comme un avion).

[5] Chose qui n’est pas possible avec un nerf de chute, lequel sert uniquement, nous précise Hugues Destremau, à empêcher que la chute batte mais ne sert en aucun cas à tenir la chute. Cependant, sur les grands bateaux de course, avec des tissus à voile haut de gamme et une latte de corne (oblique) bien raide, la tenue de la chute ne pose pas de problème. A noter que sur les grand-voiles à corne des grands bateaux de course, le nerf de chute est en fait en deux parties, sans quoi la friction dans le fourreau serait excessive. Chez Incidences par exemple, on installe un nerf inférieur, qui se règle au niveau du point d’écoute, pour la partie basse de la voile (la hauteur des bandes de ris), et un nerf supérieur, monté avec un retour guindant, pour la partie haute.

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Publié par Sébastien Mainguet
Sébastien a œuvré à Voile Magazine de 2000 à 2015, aux essais mais aussi très souvent aux sujets équipement dont il s’est fait le spécialiste. Il a notamment été longtemps la cheville ouvrière de notre hors-série annuel dédié à l’équipement.
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